Son exposition cet été à Vienne a confirmé l’enthousiasme que suscite désormais le travail de cette artiste à qui le succès vint tardivement mais de façon spectaculaire et, l’an passé, ses œuvres sur le stand de la galerie Gianni Manhattan à la FIAC furent acquises à peine la foire ouverte. A 72 ans, Marina Faust n’en demandait pas tant et s’amuse du succès qui vient couronner une vie de créations, de passions pour l’aventure des formes et d’admiration pour les marges lorsqu’elles sont constructives et ont de la mémoire.

Lui rendre visite dans l’appartement qu’elle occupe depuis des lustres à Vienne, tout près de l’Opéra, ne manque jamais de produire un frisson dès l’interphone : on ne sonne pas tous les jours chez « Faust » ! Contrairement au célèbre Docteur, Marina n’a probablement pas vendu son âme au diable, mais il semble qu’elle ait reçu quelques pouvoirs plus ou moins magiques dès l’enfance, tandis que dans l’appartement familial sa mère tenait salon. « Le métier de ma mère, c’était la dolce vita : fumer, boire et discuter, entourée d’artistes, de cabaretiers, d’intellectuels… » dit-elle. Le récit qui lui fut fait un soir, à neuf ans, par ses parents, d’une performance mettant en scène des types arrivant sur scène à moto, détruisant un piano et lançant sur les spectateurs de petits fromages l’amènent dès le plus jeune âge à cette conclusion : « J’ai raté la soirée de ma vie ! »

Marina Faust avoue sans complexes avoir été « virée de toutes les écoles » (mais avoir obtenu son bac) et n’avoir suivi aucune scolarité artistique autre que la fréquentation des artistes et la visite des musées. A 18 ans, elle trouva un job de reporter photographique dans un journal viennois, couvrit ainsi les événements politiques, sportifs ou les faits divers. A Paris où elle s’installa au milieu des années 70, elle travailla pour l’agence Magnum ; en Italie où elle vécut ensuite, elle dit avoir aménagé « une chambre noire dans une petite maison sur une colline », et apprit à regarder la peinture. A milan, elle exposa alors ses photographies consacrées aux bunkers et se fit remarquer par des magazines de décoration intérieure pour qui elle commença de travailler : le Harper’s Bazar italien puis le Architectural Digest américain.

Sa fréquentation de l’underground viennois laissa chez elle le souvenir compact d’une admiration sans limites pour la subversion, et lorsque, à la fin des années 80, elle entendit parler d’un jeune créateur qui avait, en lieu et place d’un défilé, fait une performance dans un no man’s land en banlieue parisienne, elle décida d’aller voir son showroom ­— et fut impressionnée par les « silhouettes extrêmement contemporaines mais pas futuristes et en même temps très historiques » du jeune Martin Margiela. Ayant gagné les faveurs de l’attachée de presse, elle photographia la présentation de la collection suivante de  Martin Margiela qui, touché par son travail, lui proposa de travailler à ses côtés (elle l’accompagna jusqu’en 2008, pendant presque vingt ans), réalisant notamment les photos backstage des défilés, un exercice périlleux et malaisé tant la panique et l’excitation règnent souvent dans les coulisses étroites : « les mauvaises conditions donnent toujours de bonnes photos », dit-elle.  Tout ceci ne relevant que de l’anecdote si cela n’avait imprimé à son travail personnel de solides fondations : une enfance entourée d’artistes subversifs, la découverte permanente de demeures extravagantes pour les magazines de décoration, et la fréquentation d’un créateur de mode hors normes et tout aussi subversif.

C’est à la vidéo qu’elle se consacra, pour son travail personnel, dans les années 90. Sa première vidéo, Dirky D, en 1995, raconte les déboires hardcores d’un masturbateur compulsif tandis que son film, Gallerande, tourné dans le château d’un décorateur américain qu’elle avait photographié quelques années plus tôt pour Architectural Digest, met en scène une dizaine de personnages qui se filment les uns les autres simultanément. Réalisé avec un budget minuscule, elle bricola des fauteuils roulants pour réaliser les travelings et se passionna pour ces « traveling chairs » dont elle fit des œuvres que les visiteurs pouvaient utiliser pour se déplacer dans les salles des expositions collectives auxquelles elle participa.

A Paris, dans les années 2000, elle retrouva Franz West qu’elle avait croisé dans son enfance viennoise, et développa avec lui une longue amitié : les discussions dans son atelier de Vienne imprimèrent à son travail pas tant une esthétique qu’une manière d’être au monde, une liberté préliminaire à la création. « Ce n’était pas un grand parleur, plutôt quelqu’un avec de grandes qualités d’écoute, mais de temps en temps il faisait des petites remarques qui semblaient à côté du sujet mais qui étaient géniales. » 

Un jour de 2014, tandis qu’elle prenait le thé chez des amis viennois, elle découvrit les collages de la petite fille de la maison, Anna, qui utilisait des auto-collants de bouche, nez, yeux, sourcils sur des têtes sans visages pré-imprimés. Sauvage, la petite Anna prenait un malin plaisir à coller tous les éléments de travers, les déchirant parfois… Faust comprit rapidement qu’il y avait une certaine forme de subversion à composer des visages déstructurés et par conséquent plutôt effrayants à l’aide d’un jouet éducatif dont les intentions étaient à n’en pas douter de produire l’image d’une femme parfaite, stéréotypée et immanquablement gnangnan.

Marina commanda immédiatement quelques-uns de ces cahiers de têtes sans visages, laissa libre cours à sa fantaisie, photographia les portraits déchirés, et commença à inventer une technique sophistiquée d’impression sur papier de soie (un papier qui n’a pas de qualité photographique) : ainsi naquirent ses « Faces », visages inspirés du cubisme autant que de la rébellion adolescente, dans lesquels s’exprime l’amour de la peinture construit dans les musées italiens. Certaines œuvres apparaissent dans le monde et rencontrent la vérité d’un moment, quelque chose de l’époque, et s’imposent à nous dans une certaine forme d’évidence : la théâtralisation de soi qui caractérise l’époque contemporaine, doublée d’un nouvel essor de la figuration, offrirent l’écrin idéal à ces Faces qui semblent réunir la fantaisie colorée et festive du Pop et le souvenir de la pochette du God Save The Queen des Sex Pistols, où le visage de la Reine d’Angleterre est obstrué par des papiers déchirés. Leurs titres sont aussi des collages de mots prélevés dans des textes, et qui offrent aux « personnages » un supplément biographique. « In her Mosquito Boots », « Miss Lovely Poseur », « Possible Candidate » où « Sleepless Warrior » définissent les contours de personnages féminins complexes, hors normes et ancrés dans l’époque : comme les vêtements de Margiela qu’elle admira immédiatement pour leur rapport respectueux à l’histoire et leur impertinence contemporaine combinés. Ces « Faces » lui ouvrirent les portes de la galerie viennoise Gianni Manhattan (le nom du chat de la grand-mère de Laura qui dirige la galerie) en 2018 et de la Galerie Xippas en 2020 — l’année de ses soixante-dix ans. « Je suis une Late Bloomer, j’ai une évolution extrêmement lente » dit avec sa permanente et douce ironie Marina Faust, qui voit aussi le passage du temps comme l’aubaine de la constitution d’archives dans lesquelles elle puise. 

« Autonomous Gesture », sa récente exposition chez Gianni Manhattan, lui donna l’occasion d’exhumer de très petites photographies qu’elle fit dans les années quatre-vingt, dans lesquelles l’une de ses main photographie ce que fait l’autre dans une situation de la vie quotidienne : un dîner, lire un livre, fumer une cigarette, passer un coup de fil. Elles ont été tirées dans le plus petit format autorisé par son agrandisseur (quelques centimètres tout au plus), prenant ainsi la forme de miniatures noires et blanches, qui s’opposent aux « Automats », les sculptures nouvelles qu’elle dévoila à cette occasion. Ce sont des lustres qu’elle construit méticuleusement en mixant les éléments de lustres vintage de périodes différentes, fixés sur des structures métalliques ressemblant aux portants à vêtements, munis de bien trop nombreuses roulettes qui permettent son déplacement dans l’espace : les chandeliers sont alimentés par des batteries et pourvus de lampes LED qui diffusent une lumière très blanche. Ces sculptures ont assurément une dimension surréaliste : Faust n’oublia jamais les discussions qu’elle eut avec Meret Oppenhein dans les années 70 et 80. Leur allure de Cady Noland outrageusement embourgeoisée, leur dimension décorative assumée et leur simple étrangeté définit pour son œuvre une place particulière, offrant au spectateur un univers à la fois étranger, familier et complexe, perfusé d’histoire et d’histoires, qui ne tarde pas à devenir obsédant. La définition, en somme, d’une grande œuvre.